le 21 septembre 2021
Laëtitia Vitaud : « Les compétences de demain ? L’interculturel et savoir gérer l’incertitude »
A l’occasion de la publication par Randstad du Flexibility report 2021, re·sources donne la parole à Laëtitia Vitaud, auteure du livre Du labeur à l’ouvrage et spécialiste du futur du travail pour approfondir les tendances de demain et prendre de la hauteur. Interview
Laetitia Vitaud
Auteure et spécialiste du futur du travail

2020 a marqué un point d’inflexion sur le marché du travail. Quelles tendances vous semblent être les plus remarquables ?

Celle qui me préoccupe le plus concerne la crise qui frappe les femmes. Le « Shecession » ou « récession rose » évoquée pendant la crise se caractérise par une destruction d’emplois plus forte dans les secteurs où les femmes sont davantage représentées. Même si la France est un des pays où les écoles sont restées ouvertes le plus largement, la réalité est bien là : la plupart des secteurs dépendent des infrastructures du care, du soin, de l’enseignement et lorsque ces dernières ne fonctionnent pas ou peu, c’est toute l’économie qui en dépend. Pour qu’une mère comptable par exemple puisse travailler, il faut nécessairement un professeur ou une personne qui garde les enfants.

C’est une réflexion importante qu’il faut avoir partout. Le gouvernement Biden réfléchit à savoir de ce qui relève justement de l’infrastructure ou non. En Europe, la réflexion est plus familière, mais les inégalités sur le domestique, la parentalité sont encore bien présentes et la crise n’a fait que les révéler. Nous sommes bien obligés de les voir.

Sans compter que dans certains pays, la destruction ou la mise entre parenthèses d’un emploi dans l’enseignement par exemple a conduit à la destruction de l’emploi d’une personne qui en dépendait. L’effet domino constaté doit réellement faire prendre conscience de l’importance de cette dépendance aux infrastructures.

Pendant plus d’un an, les entreprises ont expérimenté le télétravail contraint. Comment mener la transition en termes de management et de gestion globale vers un télétravail plutôt choisi ?

la culture très ancrée du présentéisme s’est retrouvée dans le distanciel pendant la crise

Si le télétravail est bien mené dans une entreprise, il permet d’éviter de recourir au temps partiel pour bien des femmes et il constitue alors une opportunité exceptionnelle. Mais le télétravail n’est pas le problème, c’est surtout la culture très ancrée du présentéisme qui s’est retrouvée dans le distanciel pendant la crise. Cette volonté de travail synchrone dans les équipes et cette forme de surveillance subtile et aliénante empêchent les conditions flexibles de rapport au temps et au travail. Là encore, l’écart se creuse souvent entre les femmes et les hommes et va induire une présomption de non-engagement pour les femmes.

Que faut-il mettre en place pour que le télétravail soit inclusif, qu’il n’amplifie pas les inégalités et que ces opportunités soient valables ?

En dehors de pointer le fait que le télétravail peut être difficile sur le plan social pour bien des collaborateurs, la question du télétravail peut être vue comme une réelle opportunité de changer l’organisation. Par exemple, en menant une réflexion en termes d’outils, l’entreprise a la possibilité de créer des relations même à distance via une machine à café virtuelle. Des solutions existent aussi pour aller très loin dans l’égalité d’accès à l’information et la formation.

La question de l’onboarding à distance a été beaucoup évoquée pendant les confinements. Il existe là encore des exemples sur lesquels s’appuyer comme celui de Buffer et son système de parrainage, qui constitue une vraie opportunité pour accéder à davantage de relations dans l’entreprise lorsqu’on y entre.

La technologie induit la valorisation de certaines soft skills comme la créativité pour s’adapter aux emplois du futur. Quelles compétences doivent être développées par les travailleurs et les entreprises pour coller au marché du travail de demain ?

face aux enjeux des mouvements migratoires à venir et évoqués dans le rapport, les compétences de l’interculturel me semblent essentielles

L’une des compétences qui ressortent de cette période repose sur la capacité à vivre dans l’incertitude et à réagir à ce monde fluctuant. Être dans un état d’esprit de croissance et d’apprentissage, développer une curiosité à tout et se placer toujours dans l’écoute et l’intérêt des signaux qui nous entourent peuvent permettre de s’adapter à tout type de situations.
Face aux enjeux des mouvements migratoires à venir et évoqués dans le rapport, les compétences de l’interculturel me semblent essentielles : apprendre à communiquer entre différentes nationalités et même au sein d’une même communauté, parvenir à décrypter les gestes, les codes des uns et des autres, qu’on ne voit parfois que virtuellement.

En termes de flexibilité, le CDI reste encore le modèle dominant, comme le rappelle le rapport. Mais jusqu’à quand ? Comment les entreprises peuvent-elles gérer et tirer parti de cette flexibilité de contrats tout en conservant leur cohésion ?

La rupture entre les insiders et les outsiders risque de s’amplifier. La question des infrastructures se pose à nouveau et questionne la nature des contrats et la protection sociale qui en découle. Face à une mise en danger, le réflexe premier d’un insider est d’ériger des murs contre les outsiders, au lieu d’accepter qu’une culture d’équipe puisse transcender les contrats. Sans réflexion poussée sur ces sujets, on risque de faire les frais d’une fragmentation de plus en plus grande de la société. Les évolutions à venir seront très subtiles, entre prestataires, salariés, indépendants et risquent de complexifier encore les relations entre travailleurs et donneurs d’ordre.

Le rapport évoque aussi largement les besoins de diversité et d’inclusion. Comment faire pour que l’inclusion et la diversité deviennent plus concrètes sur le marché du travail ?

La question de l’inclusion et de la diversité concerne aussi l’âge et l’intergénérationnel. Le défi actuel est d’avoir une vision moins déterministe de l’âge et d’ouvrir la possibilité à des secondes carrières. L’âge biologique ne doit pas être un frein pour des cinquantenaires et soixantenaires, en forme, qui souhaitent encore travailler. Ces travailleurs ont bien souvent connu des carrières chaotiques et sont en mesure d’apprendre et de s’adapter au monde actuel. On plaque beaucoup sur l’âge des réflexions qui datent d’une autre époque. Il est essentiel de casser ces mécanismes et de recruter des personnes plus âgées qui sont encore des forces de travail. De même, la formation de ces personnes expérimentées ne doit pas être pensée de la même manière que celle d’un jeune. Pour être plus efficace et plus rapide, la formation professionnelle ne doit pas être identique pour tous.

le défi actuel est d’avoir une vision moins déterministe de l’âge et d’ouvrir la possibilité à des secondes carrières

Quel avenir pour le marché du travail dans les prochains mois, d’après vous ?

Si le rapport balaye une grande diversité de sujets parmi les plus importants des prochaines années, il ne faut pas oublier la question du recrutement dans les infrastructures. Dès aujourd’hui, un million d’infirmières, des centaines de milliers d’auxiliaires de vie et de candidats à des postes dans l’enseignement viennent à manquer dans toute l’Europe.
Il existe un vrai retournement dans l’attractivité des emplois : ce qu’on pensait être attractif côté employeur il y a quelques années, comme la durabilité du travail, ne l’est plus aux yeux des travailleurs d’aujourd’hui. Cette crise du recrutement dans les métiers du care ou de l’éducation est symptomatique d’une crise plus globale qui touche l’intégralité du monde du travail par effet boule de neige.